Le Christ ressuscité est vivant,

il est présent, agissant, transformant, divinisant.

François Varillon

Notre Pâque. Chacune de nos décisions est une pâque, c'est-à-dire est en forme de mort et de résurrection.

 

1) Importance de nos décisions

 

Commençons par comprendre que ce qui importe dans notre vie, ce sont nos décisions. Ma vie réelle d 'homme ou de femme ou, si vous préférez, ce qu'il y a d'humain dans ma vie est un tissu de déci­sions. Ce qui dans ma vie n'est pas décision n'est rien, ne construit rien, est de la bourre (je pense à cette paille que l'on met dans les paquets pour éviter que l'objet précieux s'abîme). Saint Augustin a une comparaison plus poétique: « Nous sommes comparables, dit-il, à une harpe et la seule chose importante dans la harpe, ce sont les cordes. Ily a certes tout un bâti mais ce sont les cordes qui vibrent. Dans ma vie, ce qui vibre, ce qui me constitue, ce sont mes décisions petites ou grandes. »

 

Il y a les petites décisionsqui semblent insignifiantes: décision de rendre service à un voisin qui est malade, décision de renoncer à une promenade pour passer la journée à l'hôpital, auprès d'un compagnon qui a été blessé, etc. Si je m'adressais à des enfants, je dirais: décision de céder ma place dans un autobus ou dans un train, décision de prendre le plus petit morceau de viande dans le plat pour laisser le morceau le plus gros à celui qui vient après moi, etc. C'est un sacri­fice, c'est une mort. Faire cela pour l'enfant, c'est mourir déjà à son égoïsme.

 

Il y a les grandes décisionsqui orientent toute une vie: décision de mariage, décision d'entrer au séminaire ou dans la vie religieuse, décision de renoncer à une femme qui n'est pas celle à qui j'ai juré fidélité: c'est terrible, c'est sanglant de devoir renoncer à un homme ou une femme qu'on aime; j'en ai là-dessus des confidences, c'est une mort! Si l'on ne voit pas qu'une telle décision est terrible, c'est qu'on n'est pas un homme et le prêtre doit être un homme ! 

 

Entre les petites et les grandes décisions, il y a toute la gamme mais ce qui, dans la vie, n'est pas décision, ou acte libre, ou option, n'est rien. Or ce sont nos décisions qui nous construisent. C'est jour après jour, minute après minute, exactement décision après décision que nous construisons notre vie éternelle. Pourquoi donc ? Tout simplement parce que le Christ ressuscité est au coeur des décisions que nous prenons.

 

 

2) Le Christ est présent dans nos décisions

 

Posons simplement la question: croyez-vous que le Christ est ressuscité ? Puisque vous êtes chrétiens, vous me répondez: oui, bien sûr. Saint Paul nous dit que « si le Christ n'est pas ressuscité, notre foi n'a aucun fondement » (1 Co 15, 14).

 

Si le Christ est ressuscité, est-il vivant ? Vous êtes bien obligés de répondre: oui. Dire qu'il est ressuscité, c'est dire qu'il est vivant.

 

S'il est vivant, il est présent. Où voulez-vous qu'il soit ? Il n'est pas dans la lune, il n'est pas dans Sirius, il n'est pas derrière les étoiles, il n'est pas dans l'espace qui nous sépare ici les uns des autres (étant donné qu'il est ressuscité, il est étranger à l'espace, il n'a rien à voir avec l'espace). Il est présent dans notre liberté car c'est par la liberté que nous sommes véritablement des hommes, que nous émergeons de la nature.

 

S'il est présent, il est actif; il fait quelque chose, car une présence inactive n'est pas une présence réelle. Je me rappelle une jeune femme qui ne parvenait pas à comprendre que le Christ était actif dans notre liberté. Je lui dis: « Mais enfin! ce n'est quand même pas une bûche! » Alors, tout d'un coup, elle a compris. Le Christ n'est pas une bûche, il n'est pas là pour être là (pour l'instant, laissons l'Eucharistie, nous en parlerons plus tard). Le Christ n'est pas ailleurs que là où nous sommes et il n'est pas dans notre foie, ni dans notre pancréas, il est dans notre liberté. Non pas dans notre liberté lorsque nous dormons mais dans notre liberté lorsque nous posons des actes libres, c'est-à-dire lorsque nous prenons des décisions.

 

S'il est actif, il est transfigurant. Que voulez-vous qu'il fasse, si ce n'est transfigurer ? Il est l'Amour et l'amour transfigure tout ce qu'il touche. Voyez donc cette pauvre jeune fille à demi neurasthénique qui ne veut pas quitter sa chambre, qui refuse de manger, qui ne dort plus; voici qu'un beau jour, elle rencontre le prince charmant. Tout le monde dit: qu'est-ce qui est arrivé ? Elle est transformée, l'amour l'a transformée. L'amourne peut pas ne pas transfigurer tout ce qu'il touche.

 

S'il est transfigurant, il est divinisant. Puisque c'est Dieu qui est présent dans notre liberté, pour lui, nous transfigurer, c'est nous diviniser, nous faire devenir ce qu'Il est.

 

J'insiste parce que j'ai vraiment le sentiment, d'après les enquêtes que je peux faire ici ou là, que cette vérité absolument centrale de notre foi paraît difficile à beaucoup de chrétiens, parce qu'ils sont encore enlisés dans des notions abstraites. Tout ce que je vous dis en ce moment, n'allez pas dire que c'est difficile! Dire que quelqu'un est vivant, ce n'est pas abstrait (une présence, ce n'est pas abstrait le moins du monde!). Dire qu'il est présent dans nos actes libres, dans nos décisions et qu'il les transfigure, ce n'est pas abstrait non plus. N'allez pas dire que je suis un intellectuel; autrement, j'aurais vite fait de vous montrer que c'est vous qui l'êtes. Car celui qui est intel­lectuel au mauvais sens du mot est celui qui utilise des mots usés ­jusqu'à la corde sans les casser. Il faut casser les mots, comme on casse une tirelire ou un oeuf de Pâques pour voir ce qu'il y a dedans.

 

Je vous oblige à casser les mots, c'est indispensable.

 

 

3) Le Christ divinise notre activité humaine humanisante

 

Cette formule est un peu dense au premier abord, mais elle n'est pas abstraite, elle est tout ce qu'il y a de plus réel: le Christ donne à nos décisions humaines humanisantes une dimension divine. En d'autres termes, il divinise ce que nous humanisons.

 

Que voulez-vous que le Christ divinise, si nous n'humanisons rien ? Si nous restons dans nos pantoufles ? Si, sous prétexte que nous risquerions de nous salir les mains, nous ne touchons rien du matin au soir ? Si notre vie n'est pas une vie qui travaille à transformer les rela­tions des hommes et aussi les institutions sociales et politiques, qui conditionnent ces relations (car les institutions peuvent être telles que nécessairement les relations seront inhumaines) ? Nos relations sont-elles vraiment humaines et toujours plus humaines ? Les décisions que nous prenons tendent-elles à humaniser le monde ? Au plan familial d'abord, au plan social et politique ensuite ? Par exemple, une activité syndicale intelligente est une activité qui tend à huma­niser les relations des hommes entre eux.

 

Car l'Homme n'est pas, l'Homme est à faire. Nous sommes des commencements d'homme, dit saint Jacques[1]. Nous sommes des ébauches d'homme. Dieu ne crée pas l'homme tout-fait, Dieu a horreur du tout-fait. Dieu crée l'homme capable de se créer lui-même. Notre tâche humaine est de créer l'homme, c'est-à-dire de faire que l'homme soit. Vous ne me direz pas que l'homme est. Quel est celui d'entre nous qui oserait se lever pour dire: moi, je suis un homme ? Quand je vois un petit bébé dans les bras de sa maman, je complimente la maman et je lui dis: il est magnifique, j'espère que vous allez en faire un homme! Or, ce qui est absolument évident quand il s'agit d'un bébé est vrai de tout homme à tout âge. Il y a des choses qui sont toutes faites mais l'homme n'est pas une chose, l'homme est à faire. Nos relations et nos institutions doivent devenir véritablement humaines, elles sont en cours d'humanisation.

 

Nous sommes hommes en devenir, ce sont nos décisions qui contri­buent à faire que nous soyons des hommes. Et nos décisions ne sont vraiment humaines que si elles sont humanisantes. Notre humanité passe par l'humanité des autres, notre liberté passe par la libération des autres. On ne devient pas tout seul un homme libre, cela n'existe pas. On devient soi-même un homme libre quand on travaille à libérer ses frères. On devient plus homme en travaillant à ce que le monde soit plus humain.

 

Ces décisions humanisantes, il est rare qu'elles ne soient pas des sacrifices, des morts à l'égoïsme, on ne peut pas à la fois se donner et se garder pour soi. Tout le monde sait par expérience qu'il n'y a pas de vie humaine humanisante authentique sans sacrifice. Mais ce que les incroyants ne savent pas et que nous, nous devons savoir (puisque c'est pour cela que nous sommes chrétiens), c'est que chacune de ces décisions humaines humanisantes qui font mourir en quelque sorte ­notre égoïsme est un passage à la vie divine, chacune de ces morts partielles est une nouvelle naissance. C'est la décision qui a une struc­ture pascale, une structure de mort et de résurrection.

 

Car nous ne passons pas à la vie divine après la mort. Je vous supplie d'éliminer de votre esprit cette idée que Dieu verse dans notre âme une liqueur que l'on appellerait la grâce et qui nous permettrait d'être transportés après la mort dans un beau jardin qu'on appelle le paradis. Tout cela est de la mythologie: franchement, ce n'est pas le moment! La vie divine, la vie éternelle, la divinisation n'est pas seulement la vie future, elle est déjà maintenant. On devient ce qu'est Dieu, on « va au ciel », par chacune des décisions huma­nisantes.

 

D'où la formule à laquelle, pour ma part, je tiens beaucoup et qui me suffit pour être chrétien ou plutôt pour essayer d'être chrétien (on fait ce qu'on peut!). Car, lorsque je suis tenté de glisser sur la pente des rêves égoïstes, quand je suis tenté de ne pas donner mon maximum pour travailler à un monde plus humain, plus juste et plus fraternel, je me rappelle cette phrase en me disant: mon pauvre ami, il faudrait tout de même que toi, tu mettes en pratique ce que tu dis à travers toute la France !

 

Cette formule est la suivante: le Christ ressuscité qui est vivant-pré­sent-actif-transfigurant-divinisant au coeur de nos décisions humaines humanisantes leur donne une dimension de Royaume éternel, pro­prement divine.

 

Il parait que certains butent sur ce mot dimension car il évoque, pour eux, des kilomètres ou les dimensions d'un objet. Aidez-moi à en trouver un autre, il y a des années que je cherche et je n'y arrive pas. Une comparaison peut aider à comprendre les choses. Voici un céli­bataire : sa vie a une dimension filiale (il a des parents) ; sa vie a une dimension fraternelle (il a des frères et des soeurs) ; sa vie a une dimen­sion nationale (il est Français) ; sa vie a une dimension musicale (il aime beaucoup la musique) ; sa vie a une dimension professionnelle (il est avocat, médecin ou menuisier) . Mais il est célibataire, sa vie n'a donc pas de dimension conjugale. Que cet homme vienne à se marier, sa vie acquiert une dimension nouvelle absolument privilégiée, qui va tout changer dans sa vie. Et ce sera la dimension la plus essentielle.

 

La comparaison est éclairante: s'il y a une Église, c'est pour révéler aux hommes que leur vie n'est pas seulement une vie humaine. La vie des hommes a une dimension proprement humano-divine, ainsi le Christ est présent dans les décisions humanisantes de ceux qui ne le connaissent pas, par exemple les neuf cents millions de Chinois. S'il m'était possible d'aller en Chine, je dirais que je vais là-bas non pas pour sauver les Chinois (il y a longtemps que le Christ m'a précédé) mais pour leur révéler Celui qui les sauve, c'est-à-dire qui les divinise. Si vous me dites que cela n'a pas d'importance, je vous répondrai que vous êtes sordide, que vous n'aimez pas vraiment le Christ. Si j'aime le Christ, je veux le faire connaître à ceux qui ne le connaissent pas ; même s'ils sont sauvés sans le connaître, à condition, comme on dit couramment, qu'ils agissent conformément à leur conscience, c'est-à-­dire que leur activité soit vraiment humanisante.

 

Toutes les fois que je prends une décision pour la vérité, pour la justice, pour la liberté, bref pour ce qu'on appelle les valeurs, le Christ ressuscité donne à ma décision une dimension proprement divine. Pour le dire en passant, il ne peut diviniser que mes décisions humanisantes. Le péché est ce que le Christ ne peut pas diviniser parce que ce n'est pas humanisant; le péché, c'est toujours de renoncer à humaniser, c'est ce qui est déshumanisant. On ne peut bien comprendre ce qu'est le péché que si l'on comprend d'abord ce qu'est notre vocation. Car le péché consiste à manquer à notre vocation. Il est le refus de notre divinisation et cela se traduit par l'égoïsme sous toutes ses formes, c'est-à-dire le contraire de ce qu'est Dieu.

 

Telle est la pâque de l'histoire et il y a autant de pâques dans l'histoire qu'il y a de décisions humaines humanisantes. Jour après jour, décision après décision, nous construisons une Eternité humano­-divine, mais cette Eternité n'est humano-divine que parce que le Christ la construit avec nous. Nous, chrétiens, nous croyons que tel est le sens de notre existence et que ce sens est vécu dans l'accomplis­sement même de notre tâche humaine. Si nous n'étions que des hommes, nous ne construirions que de l'humain et l'humain relève du vers de Valéry : « Tout va sous terre et rentre dans le jeu. » Mais Celui qui s'est fait homme pour que l'homme devienne Dieu est au coeur de notre liberté et transfigure divinement notre activité humaine humanisante.

 

Évangile signifie Bonne Nouvelle: c'est que Dieu n'est qu'Amour et que la grandeur de l'homme est immense, parce que sa vocation est infiniment au-delà de ce qu'il pourrait lui-même imaginer ou concevoir: ilest capable d'aimer comme Dieu aime.

 

 

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[1] Jc I, 18, d'après la traduction latine de la Vulgate: afin que nous soyons le commen­cement de sa créature. Dans la traduction a:cuménique : afin que nous soyons pour ainsi dire les prémices de ses créatures.